Parler ou écrire sur des films que le grand public dans nos pays ne peut voir ou verra peut-être des années plus tard, pousse à s’interroger sur la pratique critique en Afrique et particulièrement au Sénégal. Au-delà de l’histoire transmise dans les films, il s’agit de rendre compte de l’actualité de la production cinématographique afin de donner envie aux cinéphiles à l’écoute.
Le critique Sénégalais Baba Diop (1) répond fort bien à la question du thème traité- : «90 % des films que je relate dans mon émission à la radio ne sont pas projetés au Sénégal». Pourtant, fait savoir le journaliste -qui est aussi critique de cinéma- même si ses auditeurs ou lecteurs ne voient pas les films racontés, il n’y a pas de soucis. Car l’essentiel pour lui, est qu’ils s’informent sur l’actualité du cinéma. Il ne s’agit pas seulement d’écrire ou de parler de l’histoire des films, mais aussi de donner la parole aux réalisateurs qui parlent de leur production, de leur esthétique et de leur vision du cinéma. Certains films sont portés par la performance (ou non) d’un ou de plusieurs acteurs, l’accent peut être mis sur leur jeu, leur parcours ou leur portrait peut être brossé. Les autres intervenants du 7e art ne sont pas en reste dans ce souci d’informer sur le 7eart. «En partageant notre regard sur les films vus, on partage une connaissance, une information», indique Baba Diop.
Son collègue, critique et enseignant en cinéma à L’Université Bordeaux Montaigne, en France, le Sénégalais Thierno Ibrahima Dia (2) abonde dans le même sens. Car il s’agit pour lui de «fabriquer de la culture, de donner envie à un public d’aller voir le film». «On a tous lu les Notes de lecture du Professeur Amady Aly Dieng (3) sans pour autant avoir lu ces livres. Il nous a permis d’avoir une culture générale sur les problématiques et les thèmes développés dans ces ouvrages. Ces écrits ont toujours été une source de réflexion», rappelle le rédacteur en chef du magazine en ligne Africiné.org.
La réaction des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs montre le réel besoin du travail des critiques dans nos pays. «Récemment lors de la présentation du film Sembène ! de Samba Gadjigo (4) et Jason Silverman (5) à Bordeaux, un cinéphile Haïtien m’a demandé comment faire pour voir les films de Ousmane Sembène (6) (1923-2007) parce que j’avais parlé avec passion de la filmographie de l’Aîné des anciens», donne Thierno Ibrahima Dia en guise d’exemple, pour montrer la force de l’écho.
Les auditeurs et lecteurs qui suivent l’actualité du cinéma au Sénégal, profitent souvent des rares festivals de cinéma dans le pays ou ailleurs dans le monde, pour voir ces films. A Dakar, le festival Image et vie organisé chaque année au mois de juin, permet de voir les dernières actualités cinématographiques, particulièrement les films africains. Cette année, l’édition 2016 - tenue à la mi-décembre pour cause de ramadan au mois de juin - a permis au public sénégalais de voir L’Orchestre des Aveugles, du réalisateur marocain Mohamed Mouftakir (7), Tanit d’or des Journées cinématographiques de Carthage (JCC) 2015. Le public peut voir les films lors de projections spéciales par exemple au Théâtre national Daniel Sorano de Dakar, un espace dédié -à l’origine- au théâtre et non au cinéma. Il y a aussi une programmation régulière à l’Institut français de Dakar, au Goethe Institute et à la Fondation Konrad Adenauer.
Car au Sénégal, la disparition des salles de cinéma, depuis des décennies, prive la majeure partie des populations des sorties de films sur grand écran qu’ils soient de l’Afrique, de sa diaspora ou d’ailleurs. Même si aujourd’hui les supports sont multiples (Youtube, VOD, vidéo, etc), les populations trouvent de rares occasions pour voir les films, surtout ceux récents qui peuvent mettre des années avant d’être projetés pour le grand public à Dakar ou dans les localités les plus reculées du Sénégal.
Pour une critique orale dans les langues africaines
Ce constat interpelle les critiques qui doivent persévérer dans leur compte rendu sur de l’actualité cinématographique, selon le cinéaste Moussa Touré (8). Ce dernier propose une critique orale comme alternative dans un pays où le taux d’analphabétisme est très élevé. Moussa Touré part des échos positifs reçus de son dernier film Bois d’ébène dont un reportage en Wolof (langue locale) sur la Radio Futur Médias (groupe de presse du chanteur Youssou Ndour incluant la télévision Tfm et le journal L’Observateur). Cela a permis à de nombreux sénégalais en majorité des taximen, de voir son film sans aller dans une salle de cinéma. Le réalisateur de La Pirogue propose une réflexion générale. «Quand on est critique, on est en face d’un peuple qui n’a ni les moyens de voir des films et d’un cinéaste qui n’a pas non plus les moyens que l’on voit ses films. Il nous faut des critiques orales cinématographiques dans nos langues pour le peuple, même s’ils n’ont pas vu le film, qu’il l’ait oralement. Surtout en Afrique, car nous sommes des peuples imagés : quand on parle, on voit l’image», indique Moussa Touré.
Alors comme dit le journaliste Baba Diop, écrire ou parler sur des films que personne ne voit ne pose aucun souci sous nos cieux.
SENE Fatou Kiné
ASCC
Sénégal
Références :
Bois d’ébène de Moussa Touré, documentaire, France/Sénégal, 2016
DIA Thierno I., enseignant en cinéma (université Bordeaux Montaigne – En France), rédacteur en chef du site de la Fédération africaine des critiques de cinéma (FACC) Africiné.org et responsable éditorial du site Imagesfrancophones.org (OIF-Paris). (2)
DIENG Amady Aly, (1932-2015), professeur d’économie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Il est auteur de plusieurs publications. Ancien Président de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). (3)
DIOP Baba, journaliste et critique de cinéma sénégalais. Anime une émission cinéma à la radio Sud-Fm à Dakar et écrit dans le journal privé d’informations générales, Sud-Quotidien du Sénégal. (1)
L’Orchestre des aveugles de Mohamed Mouftakir, fiction, Maroc, 2015
Sembène ! de Samba Gadjigo et Jason Silverman, documentaire, USA/Sénégal, 2015
Journaliste et critique de cinéma, SENE Fatou Kiné est membre de l'Association sénégalaise des critiques de cinéma (ASCC) et trésorière de la Fédération africaine des critiques
de cinéma (FACC).