Dans la jeune histoire « des » cinémas d’Afrique, ce qui a rendu un film marquant a évolué au fil du temps. Au lendemain de l’indépendance des années 60, il est « l’envie, le besoin de prendre la parole à travers le septième art, librement ». Il est question de « se réapproprier la pensée et le regard » (1) longtemps confisqués par les colonisateurs. Mais il est aussi l’envie de s’adresser au plus grand nombre. Ousmane Sembène, doyen du cinéma africain et une de ses figures emblématiques, a justifié son glissement de la littérature vers le cinéma par cette crainte de ne pouvoir « toucher qu’un nombre limité de gens » (2).
Les années 70 ont vu la réalisation de films sensibles, en phase avec un continent qui s’éveille. « L’Afrique n’est plus un décor, elle est le lieu de l’activité humaine » (3). Viennent ensuite les années 80, époque du désenchantement après le rêve d’indépendance. Les cinéastes comme Idrissa Ouédraogo ou encore Gaston Kaboré ont choisi le romanesque « pour appréhender avec émotion et sensualité » (4) [1]. La consécration à Cannes de Yeelen (La lumière) de Souleymane Cissé, qui obtient le Prix du jury en 1987, en témoigne.
Vers la fin des années 90, on voit arriver une nouvelle génération qui impose une nouvelle écriture « capable de prendre des risques dans la forme comme dans le fond, de poser des questions sans réponses, d’explorer l’humain sans concession » (5). La Vie sur terre d’Abderrahmane Sissako (1998) et Bye Bye Africa de Mahamat-Saleh Haroun (1999) en sont les pionniers. Les années 2000 ont vu émerger des films qui « questionnent par un voyage dans le monde ». Un regard neuf sur l’altérité et l’enrichissement par la rencontre se matérialisent par la multiplication « des clins d’œil d’intertextualité avec le cinéma mondial ».
Les premiers films malgaches ont fait leur apparition dans les années 70. Quelques films ont pu intégrer la liste des films qui ont marqué l’histoire des cinémas d’Afrique. Il s’agit principalement de L’Accident de Benoît Ramampy (1972) qui signe la naissance du cinéma malgache et de Very Remby de Solo Ignace Randrasana (1973) qui a permis sa découverte. En plein dans le néo-colonialisme post-indépendance, ces cinéastes portent un regard critique sur cette société en pleine mutation et interrogent ses traditions.
Le premier s’inscrit dans la lignée de ses pairs africains qui cherchaient à montrer l’Afrique comme « un lieu de l’activité humaine » et non plus « un décor ». Réalisé en 1972, L’Accident de Benoît Ramampy critique « une certaine façon de vivre et de penser » (6). Il raconte l’histoire d’un jeune homme de bonne famille qui renverse avec sa voiture un petit garçon. Le jeune homme a été envoyé en France par la famille pour échapper à toute poursuite judiciaire tandis que le petit garçon, issu d’une famille modeste, décède des suites de ses blessures n’étant pas pris en charge à temps. Le film reçoit le Prix du Meilleur Court Métrage à la 4e édition du Fespaco 1973.
Very Remby (Le retour) d’Ignace Solo Randrasana est le premier long métrage de fiction en malgache, réalisé en couleur et en 16 mm. Le film analyse le drame de l’exode rural, critique le poids des traditions. Le père de Ranaivo est venu voir son fils installé en ville, pour lui demander de l’argent pour financer la cérémonie du famadihana (retournement des morts). Malgré sa réticence et les difficultés à faire vivre sa famille, il accepte d’aider son père. De la même génération que Ousmane Sembene, « avec qui il s’est lié d’amitié » (7), Solo Randrasana partage cette ambition de faire du cinéma un outil « pour aider à l’émancipation des peuples spoliés ». Le film reçoit le Prix Jean Soutter au Festival de Dinard en 1973.
Dans les années 80, Raymond Rajaonarivelo prend le relais en sortant Tabataba (1988), un film qui revient sur les événements douloureux de 1947*. Ce film « lourd de symbole » (8) marque l’histoire du cinéma malgache. Ce pan de l’histoire de Madagascar qui a longtemps fait l’objet de nombreuses polémiques, reste aussi presque tabou. Le film a obtenu le Prix du Jury au Festival de Taormina (Italie) en 1989, ainsi que le Prix de la Première Œuvre au Festival de Carthage. En 1996, dans sa dernière réalisation en 35 mm, Quand les étoiles rencontrent la mer, le réalisateur interroge la tradition, celui du destin d’un enfant né Alakaosy (le jour d’une éclipse).
La création des Rencontres du Film Court (RFC) en 2006 signe l’affirmation de « film-pays » (9) mais ces courts-métrages peinent à faire rayonner le cinéma malgache en dehors des festivals. Produit en indépendant en décembre 2012, Haminiaina Ratovoarivony s’empare du road-movie, Malagasy mankany (Légendes de Madagascar), pour évoquer l’espoir d’une jeunesse dans une société en proie à la pauvreté. Une prise de parole libre. En 2013, le long-métrage de 82 minutes de Lova Nantenaina, Ady gasy (The Malagasy way) renverse les propos sur la pauvreté en valorisant les savoir-locaux. Les deux films récoltent de nombreux prix dans des festivals un peu partout dans le monde.
Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis les indépendances mais l’on constate que ce qui rend un film marquant, notamment au niveau de Madagascar, c’est la prise de parole et la réappropriation du regard.
RATSARA Domoina
Association Sorakanto
Madagascar
* 29 mars 1947 : Début du soulèvement armé des patriotes malgaches contre la France (Madagascar étant encore une colonie française). L’événement a donné lieu à une violente répression de la part de l’armée française. Pendant longtemps, ce pan de l’histoire a été tenu dans l’oubli et le déni aussi bien par la mémoire coloniale que par le discours malgache
Références
L’Accident, Benoît Ramampy, fiction, Madagascar, 1972
Ady Gasy, Lova Nantenaina, documentaire, Madagascar/France, 2014
BARLET Olivier,« Les cinq grandes décennies du cinéma africain » in Africamania 50 ans de cinéma africain à la Cinémathèque française, 2008 (1),(3),(4),(5)
BLANCHON Karine, Les cinémas de Madagascar (1937-2007), éd. L’Harmattan, 2009 (6),(7),(8)
Bye Bye Africa, Mahamat-Saleh Haroun, docu-fiction, Tchad/France, 1998
GILI Alain, Ecrans d’Indianocéan, éd. Antigone, 2015 (9)
HENNEBELLE Guy, « Ousmane Sembene – Conversations » in Cinémaction Ousmane Sembene, 1985 (2)
Malagasy Mankany, Haminiaina Ratovoarivony, fiction, Madagascar, 2012
Quand les étoiles rencontrent la mer, Raymond Rajaonarivelo, fiction, Madagascar/France, 1996
Tabataba, Raymond Rajaonarivelo, fiction, Madagascar/France, 1988
[1] Op. cit.
Journaliste et critique de cinéma,
RATSARA Domoina est basée à Antanarivo (Madagascar).